samedi 6 décembre 2014

La "balkanisation" des connaissances

En avant-propos, je tiens à préciser que je n'ai rien inventé de ce qui est écrit ci-après: tout a déjà été pensé et écrit, ceci n'est donc qu'un petit rappel.  Je profite de ma "médiatisation" pour vous donner cette information. On la trouve dans les écrits de Piaget, Paper ou Whitehead. La très grande majorité des idées reprises ici  se trouve notamment dans un excellent article de la Revue Française de Pédagogie de 1987, écrit par M. Crahaix à qui j'emprunte le terme "balkanisation".



Hier soir (05/12/2014) j'étais invité sur France2 dans l'émission "ce soir ou jamais" pendant laquelle j'ai évoqué la "balkanisation" des savoirs, ce qui a suscité quelques interrogations sur les réseaux sociaux puisqu'il m'a été difficile de développer mon propos.

Je tiens donc ici à vous écrire la totalité de mon point de vue sur ce que j'entends par là, et la réponse que nous avons donnée à 42. Je précise également que je ne parle que des jeunes pour lesquels le système traditionnel d'apprentissage des savoirs ne fonctionne pas ou fonctionne mal, puisque dans le même temps, je milite pour le maintien du système actuel... pour ceux pour qui il fonctionne si bien.
Il est important de ne pas encombrer l'esprit de l'enfant "d'idées inertes, c'est-à-dire de toutes ces connaissances qui sont reçues par l'esprit, mais ne sont jamais utilisées, vérifiées ou combinées en des synthèses nouvelles" A. N. Whitehead - 1929
Dans le système classique, nous avons organisé une double séparation de l'apprentissage des matières. L'une spatiale, dans la mesure où l'étudiant doit se déplacer physiquement à l'école pour apprendre. Il sort de son environnement habituel de vie pour entrer dans une institution qu'il identifie naturellement comme étant séparée de sa vie. Je ne remets pas en cause le fait que cela peut présenter  des avantages, mais je ne peux négliger les quelques inconvénients : en effet, l'étudiant ne reçoit exclusivement son savoir que de la seule école, bien entendu : il en reçoit de ses parents ; il en acquiert lui-même par ses expériences, sa culture... etc.

 Dès lors, il structure sa pensée entre ce que l'on pourrait qualifier de "ce que j'apprends à l école" et "ce que j'apprends ailleurs".

La deuxième séparation tient au fait que l'école, par souci de rationalisation et de simplification des enseignements, a séparé les matières. Le français, les mathématiques, les sciences de la terre, la physique, la chimie, les langues...sont autant de matières enseignées de façon cloisonnée.

Ces deux phénomènes qui s'auto-alimentent pendant toute la scolarité ont deux effets problématiques collatéraux.

Tout d'abord, c'est que l'étudiant sépare ce qui est acquis à l'école de ce que est acquis "dans les autres situations". Le lien entre les deux n'est pas nécessairement fait : ainsi au bout de sa scolarité, 5 à 8 heures par jour pendant 10 à 20 ans ! Il ne lui reste qu'un vernis craquelant de connaissances disparates sans aucun rapport les unes avec les autres. Il peut considérer ces informations comme inutiles et les "mettre au banc" de son apprentissage. Elles lui sont externe. Malheureusement, le pas est vite franchi pour que toutes les connaissances reçues à l'école ne subissent le même sort.
On peut facilement imaginer qu'un jeune de 11 ans pour qui entrer en religion n'est pas un but dans la vie, qualifier d'un zéro absolu l'intérêt d'apprendre la différence entre le clergé séculier et le clergé régulier. Cet enseignement n'aura présenté pour lui que l'intérêt très temporaire de préparer son interrogation d'histoire...

L'argument rationaliste consisterait bien sûr à dire que même si il n'en reste  qu'un vernis, c'est toujours ça de pris ! Mais c'est surtout beaucoup d'autres choses manquées.

Si vous demandez à une personne si elle fait ou même si elle utilise des mathématiques dans son activité quotidienne, elle vous répondra souvent "non", jamais. Parce que pour elle, les mathématiques c'est un truc qui se fait à "l'école". Encore plus souvent il vous dira : "je suis nul en math". Si vous lui demandez comment il le sait, il vous répondra qu'il avait des mauvaises notes à l'école. D'ailleurs la personne qui avait des bonnes notes, vous dira, gonflée de modestie : "j'étais pas mal en math !". Tout est dans l'utilisation subtile du verbe être au passé. Même lui considère qu'il n'en fait plus. Les mathématiques : c'est un truc d'école. Or c'est inexact puisque tout le monde fait des mathématiques tous les jours.

Ensuite, l'appréhension de se rendre à l'école se transforme au fil des ans en phobie de l'école. Combien d'enfants connaissez vous qui ne se rendent pas, la peur au ventre, dans leur établissement tous les jours ?

Puisque les mathématiques sont associées à l'école et l'école à la phobie, on termine par la phobie des mathématiques (la peur est transitive) ! Je me souviens de ma voisine à qui je proposais une semaine de "piscine" puisqu'elle est passionnée par l'informatique mais que sa "voie" scolaire en lettres ne lui a pas permis, évidemment à cause des découpages par matière, d'accéder à un quelconque moyen d'apprendre à coder. Elle change alors de couleur et me dit : "Oui mais attends... pour coder, il y a besoin de la logique ! Et là... franchement .. ça risque de coincer ! J'ai toujours été nulle en logique". Très franchement, vivre sans faire de logique est-ce possible... surtout en France en 2014 et au niveau de responsabilité qui est le sien ?

Bien entendu les gens ne savent pas quel est le champ merveilleux que peuvent ouvrir les mathématiques...et dans le même temps, ceux qui y ont eu accès ont du mal à comprendre la phobie des premiers !

Quoi qu'on en dise c'est d'une profonde tristesse et un énorme gâchis économique entre autres choses, pour notre société, que des millions de personnes renoncent à "affronter" le moindre calcul mathématique.

Mais la balkanisation des matières a une autre conséquence qui me semble la plus problématique.

Une des gymnastiques intellectuelles les plus intéressantes en matière d'éducation est de réussir à cumuler plusieurs disciplines pour créer quelque chose de plus grand, comme le fait le Centre de Recherche Interdisciplinaire, quasi unique en France.

Les problèmes de la vie courante à résoudre requièrent une approche inter-disciplinaire et non cloisonnée. Malheureusement l'étudiant ne sait pas utiliser ses connaissances acquises lors de sa formation parce que cette gymnastique s'apprend. Et le système pédagogique classique s'en est totalement séparé, justement, en détruisant tout ou partie l'interdisciplinarité par rationalisation outrancière organisée dès le collège. On perd là des capacités de réflexion, pourtant essentielle à la résolution de problème mais surtout de génération de l'innovation.

Les personnes qui tentent de tout rationaliser dans l'éducation vous expliquent que la poésie c'est fait pour faire bosser la mémoire, tandis que les maths font travailler la logique et le sport... le corps. D'ailleurs le plus grand danger qui guette l'apprentissage de la programmation est qu'il va être intégré comme une matière classique, avec certainement comme seul objectif de s'exercer à la résolution de problèmes par exemple. Et on va donc terminer avec des légions de personnes qui auront entendu : "Vous avez eu 0 en code, donc vous êtes mauvais en résolution de problème"... ce qui ne sera pas sans conséquence pour elles dans leur vie future, alors que c'est totalement faux.

L'idée à 42 est donc de briser tous ces cloisonnements en changeant quelques règles d'éducation.

La cloison la plus difficile à briser est celle liée à la vie "dans et hors de l'école" dont j'ai parlé précédement. C'est pourquoi 42 est ouvert 24h/24 et 7j/7. Nous sélectionnons des étudiants qui se plaisent chez nous. Hors de question de frustrer des personnes en les forçant à apprendre à coder (franchement rien que de l'écrire je me marre). Nous avons essayé, comme le disait Florian, lors de la conference de presse, de faire de 42 un lieu "mieux qu'à la maison" pour que l'étudiant s'y sente bien. On a donc des étudiants qui vivent dans l'établissement "comme chez eux" (ce qui n est pas sans poser quelques problèmes logistiques importants comme pour le logement où l'on n'est pas au top !).

Ensuite nous ne balkanisons pas la fabrication ! Notez qu'ici je n'utilise pas le terme apprentissage. À 42, nous n'apprenons pas à faire des math... nous en faisons.

Nous ne faisons pas que des maths d'ailleurs. Nous faisons de la culture générale, nous faisons de la physique, nous faisons de l'histoire... et tout en même temps.

Nous donnons un projet à faire à un groupe d'étudiants, qui pour le résoudre, va devoir utiliser plusieurs dizaines de disciplines scolaires et d'autres encore, que nous ne savons ni identifier ni quantifier.

Il est évidemment alors impossible de faire une évaluation rigoureuse de la quantité d'apprentissage ingurgitée... c'est une des raisons pourquoi nous (institution) ne notons pas :
« le but premier d'une pédagogie constructiviste est de stimuler, chez tout enfant, un processus d'interaction avec l'environnement qui l'amène à créer lui-même des manières de penser ou d'agir de mieux en mieux organisées» Crahaix - 1984
D'ailleurs ce que nous faisons ne peut pas s'évaluer dans le monde actuel. Vous vous demandez alors si ce que nous faisons produit des résultats : assurément ! On parle ici de la construction d'un Homme, et non d'un sujet aussi trivial comme la vitesse d'une voiture à exprimer en m/s.

Tout ne s'évalue pas et tout n'est pas évaluable : l'éducation est une alchimie complexe et c'est aussi ce qui rend le sujet si intéressant.

Je suis très fier que la France sorte de son système classique des étudiants épanouis pour en faire des  citoyens. Je serai tout aussi heureux que ceux qui n'y sont pas adaptés puissent s'épanouir dans un autre. Il faudrait que ces autres solutions soient plus accessibles au plus grand nombre pour faire de la France un pays qui cesse de générer des exclus, des frustrés et des phobiques.